Passer au contenu

Assiba Chapitre 2

Comme d’habitude, je me réveille en sursaut à ce moment précis du cauchemar. Le réveil affiche 4h37. Je suis en nage, et je respire difficilement. Je me redresse péniblement sur les coudes, et parviens à me persuader que je suis sortie de ce mauvais rêve. Mes yeux s’habituent à la pénombre, et je distingue plus clairement les formes d’objets familiers. Je sors du lit avec précaution, pour ne pas réveiller Mathieu, et je me traîne jusque dans la cuisine.

Je dois boire plusieurs verres d’eau pour parvenir à étancher ma soif. J’hésite ensuite à retourner me coucher. Il me reste moins de trois heures de sommeil, et je sais que je ne vais pas me rendormir. J’ai surtout très peur de me faire à nouveau piéger par ce scénario de terreur. J’ai beau me sentir mal, je n’ai aucune envie de mourir. Et certainement pas de cette manière. Je retourne alors dans la chambre sur la pointe des pieds, pour récupérer le livre qui repose sur ma table de nuit. Mathieu dort toujours profondément tandis que je repars sans bruit.

L’immense baie vitrée du salon est ouverte. Un air chaud pénètre dans la pièce. Je m’accoude au balcon et contemple la nuit. L’appartement de Mathieu se trouve dans une zone isolée, au point culminant de L’Ile. Une vue panoramique magnifique s’étale devant moi. Mon regard se porte vers la rivière, qui coule en contrebas, puis sur l’étendue de la plaine. De rares lumières scintillent aux fenêtres des habitations, dénonçant la présence d’êtres humains. A l’horizon, la mer luit. Tout semble calme. L’Ile dort dans un état de sérénité radicalement opposé à celui de mon cauchemar.

Je retourne à l’intérieur pour prendre mes cigarettes et mon briquet, laissés sur la table basse du salon. Je reviens m’installer à mon poste d’observation, et constate qu’il ne reste qu’une cigarette. Je la sors, et froisse rageusement le paquet vide. Je me retourne un instant pour le lancer à l’intérieur. Il rebondit avec succès sur la table. Une nuit d’insomnie sans cigarette s’annonce particulièrement difficile. J’allume ma précieuse, et tire paresseusement dessus. A travers les volutes de fumées, je scrute les ténèbres. La nuit présente un avantage incontestable par rapport à la journée : dans la pénombre, chacun peut s’inventer une identité, jouer sa mascarade. Ainsi accoudée au-dessus du vide, je me berce de douces illusions. Je savoure ces rares instants où j’ai le sentiment de dominer le monde, de contrôler mon existence.  Je deviens une jeune femme talentueuse, promise à un avenir radieux. Je voyage à travers le monde. Je souris à la vie, je souris à la nuit. Mais attention, comme dans un conte de fées, la magie ne dure que jusqu’à minuit. Au mieux, elle attendra les premières lueurs du jour pour s’évaporer. Je n’irai même pas jusque-là, cette nuit, puisque je me brûle les doigts en tirant une dernière bouffée, sur une cigarette un peu trop consumée. J’encaisse ce rappel brutal à la réalité.

Je rentre dans la pièce principale et je referme la fenêtre. Je m’assieds dans mon fauteuil favori (le plus usé mais surtout le plus confortable), pour ressasser mes idées noires. Cela faisait des mois que ce cauchemar n’était pas venu me hanter. Je pensais en être définitivement débarrassée. Il avait commencé à troubler mon sommeil dans les semaines qui avaient suivi l’enterrement de mes parents, il y a tout juste un an. Au début, je me rassurais, en pensant que ce cauchemar était le moyen que mon subconscient avait trouvé, pour m’aider à faire mon deuil. Pour continuer à vivre sans mes parents, je devais tuer la petite fille que j’avais été, pour laisser la femme prendre son autonomie. C’est du moins l’interprétation que je m’en faisais. Les semaines se sont transformées en mois, et épuisée par les nuits blanches, je suis allée chercher de l’aide auprès d’un professionnel. Il n’a pas été d’une grande utilité, car je n’avais pas de réelle volonté de démêler les nœuds de mon esprit. Mais nos séances me rassuraient, car je me disais que si vraiment un jour je devais me suicider, il s’en rendrait compte à temps pour m’éviter un passage à l’acte.

Au bout de six mois, les cauchemars se sont arrêtés du jour au lendemain, aussi subitement qu’ils avaient commencé. Ma thérapie aussi. Je me sentais apaisée, mais pas encore suffisamment forte pour reprendre mes projets. Alors j’ai continué à laisser la vie me porter. A laisser Mathieu me porter. Revivre ce cauchemar cette nuit, avec une violence aussi vive que les précédentes versions, me fait douter de ma santé mentale. Je balaye la pièce des yeux, et tombe sur la couverture du livre que j’ai rapporté de la chambre : Auprès de moi toujours de Kazuo Ishiguro. Un titre d’actualité. Je l’attrape, et me glisse du fauteuil au canapé. Je tire à moi le plaid qui traîne sur l’accoudoir, pour m’en recouvrir les jambes. Ainsi calée, je sais que c’est le seul remède qu’il me faut à cette heure tardive.

Le lendemain matin, Mathieu me trouve endormie sur le canapé.

« Je t’ai fait fuir avec les ronflements ? »

« Non », répondis-je entre deux bâillements. « J’ai fait un cauchemar. Je suis venue fumer une cigarette et je me suis endormie… »

« C’était le cauchemar habituel ? Celui dans lequel tu mets fin à tes jours ? »

« Celui-là même… »

« C’est fou ! Tu n’en parlais plus depuis des mois…. »

« Je sais… Quelle heure est-il ? »

« Sept heures. Tu as un quart d’heure de répit, le temps que je prenne une douche. Allez,  Debout ! » dit-il en soulevant le plaid.

« Laisse-moi tranquille ! »

« Un quart d’heure, pas plus ». Et il me lance un coussin au visage avant de disparaître de la pièce.

« D’accord… »

J’ai tellement mal à la tête et au dos, que je retourne me réfugier dans le lit. Même pour quinze minutes, j’apprécie le confort d’un bon matelas et d’une couette moelleuse.

Un quart plus tard, je me retrouve à mon tour sous la douche. Je fais couler l’eau à pleine puissance pour me réveiller. Les yeux clos, je savoure son contact tonifiant, tandis qu’elle glisse le long de mon corps. Je serais bien restée des heures sous le jet brûlant.

Lorsque je rejoins Mathieu dans la cuisine, il a déjà pris son petit déjeuner. Mais il a eu la gentillesse de me préparer une tasse de thé, sortir un bol et des céréales.

« Merci ! J’avais la flemme rien qu’à l’idée de devoir me faire à manger ».

« Je m’en doutais. Tu sais bien que je devine tout ».

« Pour les rares fois que tu t’en donnes la peine, il ne faudrait pas non plus que ça te monte à la tête ».

« Puisque tu es de si bonne humeur, je file. A l’avenir, j’éviterai de te faire plaisir ! »

« Mathieu, je plaisantais… »

« Tu plaisantes souvent… Plaisanterie ou non, il se trouve que je reçois une livraison importante ce matin. Je voudrais tout mettre en rayon avant l’ouverture du magasin. Et puis, ce n’est pas parce que mademoiselle a traîné que je vais me mettre en retard. On s’appelle ? »

« Ouais, on s’appelle… ».

Je l’entends se préparer, et je l’interpelle tandis qu’il est sur le point de franchir la porte :

« Mathieu… »

« Quoi ? »

« Tu pourrais m’embrasser ! »

« Désolé », dit-il en s’exécutant. « Bon, à plus tard ! »

« Ciao ! »

La porte de l’appartement claque et je me retrouve seule. Nos rapports deviennent particulièrement conflictuels entre Mathieu et moi, depuis quelques temps. Lui d’ordinaire si patient, si calme, si maître de lui. Je le trouve de plus en plus irascible. Il faut dire que j’ai beaucoup changé depuis le début de notre relation, il y a deux ans. A l’époque, j’étais étudiante en cursus de Musique à l’image au conservatoire de L’Ile. Déjà diplômée d’un master en création musicale et sonore, mon rêve était de composer pour l’image, c’est-à-dire, mettre en musique des films ou des séries télévisées. J’étudiais avec acharnement. Je composais des projets artistiques à mes heures perdues. J’avais de l’ambition à revendre.

J’avais rencontré Mathieu dans sa librairie, un jour où je venais acheter des ouvrages sur la musique et le cinéma. Passionné par son métier, on avait beaucoup discuté, car il en connaissait un sacré rayon sur l’histoire de la musique. Je buvais ses paroles, et il n’a pas eu besoin de me supplier pour que je lui laisse mon numéro de téléphone.

Gentleman séducteur, il m’avait fait la cour pendant plusieurs semaines avant qu’on échange notre premier baiser. C’était ma première vraie relation de couple, et je dois dire que j’étais un peu impressionnée par le personnage. Agé de dix ans de plus de que moi, c’était un chef d’entreprise bien installé, dont le quotidien était parfois un peu trop en décalage avec mon rythme étudiant. Malgré tout, chacun avait trouvé sa place dans la vie de l’autre, et le mode de fonctionnement qui s’est installé nous convenait à tous les deux. On se fréquentait sans pression, mais avec passion.

Lorsque mes parents sont morts, un an après le début de notre relation, je me suis entièrement reposée sur lui. Il s’est révélé un véritable soutien moral et logistique, prenant en main toutes les corvées administratives. En peu de temps, il est devenu mon univers, ma seule famille. Car je suis fille unique, née de parents brouillés avec leurs proches pour une sombre histoire de mariage hors milieu social. Papa et maman ne m’ont jamais raconté les détails de ce conflit, tant cette partie de leur histoire était restée douloureuse.

Le décès de mes parents est advenu, en pleine année scolaire. Trop éprouvée, j’ai pris la décision d’arrêter mes études. Pour payer mes factures et mes dépenses courantes, je travaille désormais comme baby-sitter, dans une famille huppée de L’Ile. Je sais ma situation professionnelle déplaît à Mathieu, qui considère que je gâche mon talent. Il n’ose pas m’affronter ouvertement sur ce terrain, aussi je me complais dans le déni. Ma démotivation et ma perte d’ambition ont creusé un fossé entre nous. Je sens que je deviens fardeau de plus en plus lourd à porter. Parfois, je rejette la faute sur lui, prétextant que s’il avait réellement envie que je change, il me pousserait à faire plus d’efforts… Ma tactique pour éviter les conflits, c’est la fuite. Quand l’atmosphère devient trop pesante, comme aujourd’hui, je prends mes distances. En effet, j’ai la chance d’avoir hérité de l’appartement de mes parents, celui-là même dans lequel j’ai grandi. Je m’y réfugie pour me retrouver seule, pour me recentrer.

Ce soir, j’irai dormir chez moi.

*** Fin du Chapitre II ***

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.