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Assiba Chapitre 8

Je ne vois pas passer la journée du dimanche. Je reste au lit plus de la moitié du temps, afin me remettre de mes excès de la veille. Par la même occasion, j’ignore les tentatives de Mathieu pour me joindre. Je lui en veux encore, alors je choisis de le faire mariner au moins 24 heures, avant de lui donner de mes nouvelles. Je mets mon téléphone en mode silencieux, et je le range dans ma table de chevet.

En fin d’après-midi, je réunis le courage nécessaire pour aller courir un peu : l’exercice physique se révèle toujours fort bénéfique après les lendemains de fête. Je cours environ cinq kilomètres, entraînée par la sélection musicale qui déferle dans mes oreilles. En temps normal, j’aurais poussé l’effort plus loin, mais aujourd’hui, c’est le mieux que je puisse faire. Une fois de retour, je me prélasse longuement dans un bain moussant bien chaud. Puis j’avale une tartine de fromage, mon seul repas de la journée, avant de retourner me coucher. J’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil, si je veux attaquer la semaine en pleine forme.

Lundi matin, je constate avec satisfaction que mes batteries sont rechargées au maximum. Et dès que je mets le nez dehors, tous mes sens s’éveillent. Curieuse, je suis particulièrement attentive aux vas et viens de la population du matin. Le quartier s’anime progressivement. Certains commerçants donnent un coup de balai, d’autres mettent une touche finale dans la disposition de leurs produits. Des parents pressés traînent des enfants à moitié endormis. Des adolescents s’interpellent à voix fortes sur le chemin du collège. Des passants échangent des salutations. Certains ajustent leurs tenues, après vérification de leurs reflets dans les vitrines. D’autres slaloment entre les livreurs… En passant devant une boulangerie, je respire à pleins poumons la délicieuse odeur de pain chaud qui en émane. La tentation est si forte, que j’achète un pain au chocolat. Il est délicieux… Je me dépêche de le terminer avant de monter dans le bus.

Je n’attends pas longtemps avant de le voir arriver, et bien que ma station ne soit pas très éloignée du terminus, il est déjà plein. Comme chaque matin. Je m’accommode assez facilement d’un taux de fréquentation élevé. Mais ce sont les attitudes desdits voyageurs qui me choquent régulièrement. Le manque de civilité de bon matin, c’est une notion qui me dépasse et que j’ai du mal à cautionner. J’ai parfois assisté à des scènes d’une violence verbale incroyable, et qui paraissait tellement injustifiée. Au moins, j’ai la chance de pouvoir emprunter le bus pour me rendre au travail. Le trajet est certes long, mais plus agréable qu’en métro (il existe deux lignes sur l’Ile). Je monte à un arrêt situé à quelques rues de la maison, pour arriver jusque chez Nathalie sans aucun changement. Et généralement, le bus se vide après quelques arrêts, dès qu’il parvient à la première correspondance avec une station de métro. Quand ce n’est pas le cas, comme aujourd’hui, j’use de techniques de survie urbaines imparables pour trouver un point de chute. Une heure de trajet, c’est long. Aussi mieux vaut que je sois confortablement installée.

Après une lutte sans pitié dans laquelle j’affronte des voyageurs des heures de pointes, je parviens à remporter une place assise. Mon privilège soulève des regards d’envie, voire de haine. Ils me laissent de marbre, car j’excelle dans l’art de faire abstraction de cette forme d’agressivité. Je peux profiter de mes soixante minutes de trajet, à moins qu’une personne âgée ou une femme enceinte ne se présente, pour ravir mon trophée.

Installée côté fenêtre, je connais le paysage par cœur, sans me lasser de le voir défiler. De jolies villas, des jardins bien entretenus, un ciel radieux… Une aire de jeux, des arbres en fleurs, un canal… Un terrain vague, des magasins, la circulation dense… Des tours, des graffitis, un coin de ciel bleu… Un bus passe à contresens, des maisons plus imposantes des rayons du soleil… J’adore rêver en observant les différents quartiers qui ponctuent sur le parcours. J’habite dans une zone résidentielle, où se côtoient de petits immeubles de deux à trois étages et des pavillons coquets. La population appartient à ce que l’on appelle la classe moyenne aisée. Le bus s’engage ensuite dans une zone d’activités sans charme, avant de d’emprunter l’artère principale d’un quartier plus populaire. Là, on trouve une succession de barres d’immeubles et de magasins de proximité. En quelques minutes seulement, il retourne dans une zone résidentielle semblable à la mienne. Puis on arrive dans le quartier huppé où vit Nathalie. Les hôtels particuliers et les résidences privées sont la norme.

Après un certain temps, je décolle le nez de la vitre pour m’adonner à une autre de mes distractions : étudier cette espèce protégée en voie de prolifération que forment les adolescents. Le mode de vie primitif de ces individus à l’instinct grégaire me fascine. Ils produisent des quantités impressionnantes de bruit, croyant sortir de l’anonymat qui les caractérise, et ainsi acquérir un hypothétique statut de star. J’appartenais à cette tribu, il n’y a pas si longtemps encore et pourtant, j’ai l’impression que j’adoptais une attitude plus humble, radicalement opposée… ou pas. Tout est une question de point de vue !

Ce matin, cinq demoiselles figurent au programme de la banquette du fond. Le bus affiche complet : elles saisissent cette opportunité en or de goûter à la gloire. Enivrées par ce public improvisé, elles interprètent en direct et en exclusivité, l’intégrale des chansons qui leurs passent par la tête. Naviguant d’un style musical à l’autre, leur répertoire se renouvelle à l’infini, et chaque fois que je les crois sur le point de saluer, elles enchaînent un air nouveau, dont les premières notes sont suggérées par l’une d’entre elles. A mon grand soulagement, elles chantent vraiment très bien, alliant harmonie et cadence. J’en oublierais presque que certains choix de leur playlist laissent à désirer.

L’intrusion d’une guêpe fait diversion, et l’espace de quelques instants, les cris succèdent aux chants. L’entracte prend fin quand la guêpe sort de scène.

« Hey ! Si on chantait Le Temps écoulé ? C’est ma chanson préférée ! », propose l’une d’entre elles.

Et c’est reparti pour un titre inédit (pour moi). La mélodie, très douce et très lente, évoque une ballade médiévale. Elles chantent avec passion, et leurs voix assurées sont d’une telle pureté, qu’il est aisé de suivre le chemin emprunté par les notes. Le chant prend sa source dans l’âme des jeunes filles, où les rêves qu’elles portent lui donnent vie. Il s’abreuve d’amour au contact du cœur, et puise toute sa force dans le flot de leur souffle, pour jaillir librement par leurs lèvres entrouvertes. Les cinq courants se mêlent… Une chanson oubliée s’élève vers le plafond de cette salle insolite, retombe délicatement au creux de mon oreille, puis ébranle mes sentiments lorsqu’elle me pénètre. La magie est totale. Je remarque que je ne suis pas la seule sous le charme de la musique. Tous les voyageurs semblent envoûtés.

La dernière note s’éteint quand le bus s’arrête à leur station. Les applaudissements pleuvent tandis que les cinq divas du trajet se frayent fièrement un chemin vers la sortie. Les rapaces qui guettaient le moment opportun se jettent sur les sièges libérés

Il ne reste plus que trois stations avant que je ne descende. De nouveau, absorbée par la contemplation du paysage, j’aperçois la mer qui se dessine enfin. Et je pense à Damien. Au regard de tous ces mélanges architecturaux, ces contrastes lumineux à nuls autres pareils, ces couleurs naturelles, cette proximité entre terre et mer, entre ville et nature, entre plage et forêt, entre sable et béton… Tout cela lui confère un visage bien singulier. Je devine aisément les motivations de Damien pour venir tourner sur notre Ile : elle tisse un lien entre plusieurs mondes, telle une citadelle utopique, mère de tous les possibles.

*** Fin du Chapitre 8 ***

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