Quelques heures plus tard, je suis fin prête pour prendre part aux festivités auxquelles je suis conviée. J’ai rassemblé une partie de mes longues tresses dans un chignon haut, laissant retomber le reste des nattes sur mes épaules dénudées. Pour l’occasion, je porte une petite robe à sequins noirs scintillants. Entre son décolleté en V, ses bretelles croisées dans le dos, et sa jupe courte au plissé rond, je sais qu’elle fera fureur. Ou plutôt, que nous ferons fureur. J’ai déjà choisi le sac et la veste qui viendront compléter ma tenue. Mais impossible de remettre la main sur mes escarpins. Je fouille ma chambre de fond en comble, sans succès. Je suis au bord du désespoir, quand je me souviens que je les avais apportés chez le cordonnier pour les faire ressemeler. J’ai sans doute oublié de les remettre à leur place, comme cela m’arrive régulièrement. En quelques secondes, je les retrouve soigneusement rangés dans une pochette en toile, qui traîne depuis des semaines sous la table basse. Une fois parée de la tête aux pieds, je suis très satisfaite du reflet que le miroir me renvoie. Je n’ai qu’une hâte : retrouver mes amis chez La Comtesse, qui sera notre hôte d’un soir.
La Comtesse, c’est le surnom que l’on donne à notre amie Pauline. Officiellement, ce sont ses parents qui portent les titres de Comte et Comtesse. Mais, en digne héritière d’une lignée dont elle se soucie peu (Pauline a un tempérament assez révolutionnaire), elle maîtrise parfaitement l’art du paraître. Elle a beau s’évertuer à chasser le naturel, il revient au galop ! Et c’est si amusant de voir l’attitude de Pauline lors d’une soirée un peu trop arrosée. Elle se donne en spectacle, sans jamais se départir de son savoir-vivre et son savoir-être. C’est cette folie élégante qui la rend si attachante, et qui nous a séduites, Claire et moi, au point qu’elle soit devenue notre meilleure amie.
Je saute sur mon téléphone quand je vois le nom de Mathieu apparaître à l’écran. Il doit passer me chercher en voiture pour que l’on se rende ensemble à la soirée.
« Coucou ! Tu es en bas ? Je descends ! ».
« Euh… Non, justement. J’appelle pour te dire que je ne viendrai pas. Je suis fatigué ».
« Mais Mathieu ! Tu avais promis ! On ne sort presque jamais ensemble ! ».
« Je sais… Mais là je suis vraiment épuisé. Profite de tes amis. On se verra plutôt demain ».
« Super ! C’est vraiment pas cool de me planter à la dernière minute » !
« Je sais… ».
« Sans compter que je vais avoir l’air ridicule dans les transports en commun avec ma tenue de gala ! ».
« Je suis désolé… Prend un taxi… Pour le retour aussi. Je te rembourserai… ».
« Laisse tomber ! Je vais me débrouiller ».
« Bonne soirée… ».
« Salut ! ».
Je raccroche violemment, saisie d’une furieuse envie de hurler. J’imagine déjà comment il va passer sa soirée. Fuyant les relations sociales, comme à son habitude, il va rester seul, dans sa bulle. Les paroles de Féli me reviennent à l’esprit : « Il ne sert à rien ! ».
Je suis presque totalement calmée quand je sonne à l’interphone de la propriété des parents de Pauline. Les grilles s’ouvrent lentement sur leur maison de rêve. J’adore cette immense bâtisse de pierre, semblable à un petit manoir. Elégant, sans être ostentatoire, le large bâtiment rectangulaire se dresse sur une petite butte, et surplombe ainsi un parc de plusieurs hectares. Il s’élève sur trois étages, d’une centaine de mètres carrés chacun, et dont toutes les façades sont percées de nombreuses et larges ouvertures. Le rez-de-chaussée s’ouvre sur un hall majestueux, qui dessert une cuisine, un petit salon, un salon, une salle à manger, une salle de réception et une bibliothèque. Un escalier massif mène aux étages, réservés à la suite parentale et aux chambres (qui possèdent toutes leur propre salle de bains). Le sous-sol est quant à lui aménagé en salle de sport, salle de cinéma et buanderie. Je connais les lieux par cœur, car je viens très souvent. Les parents de Pauline s’absentent fréquemment, ce qui lui donne l’occasion d’organiser des week-ends entre amis, en petit comité. Mais ce soir, Pauline fêtes ses 25 ans. Et pour marquer ce quart de siècle, elle a préparé une fête d’exception !
Je peste intérieurement tandis que je gravis le chemin pentu qui mène à l’entrée de la maison. En baskets, c’est facile. Avec des talons, l’exercice est beaucoup plus ardu. Mais j’ai tellement envie de faire la fête, que je parviens assez rapidement au bout de mon ascension. Pauline en personne m’accueille sur le perron, et je constate qu’elle est déjà passablement éméchée.
« Bonsoir Bella ! Je n’attendais plus que toi ! Je comprends mieux pourquoi tu te faisais désirer ! Tu es sublime ! »
« Bon anniversaire ma Pauline ! Tiens, j’espère que ça te plaira », dis-je en lui tendant un paquet.
« Merci ma douce ! Tu sais bien que ce qui vient de toi me plaît toujours ».
« Tu m’as l’air en pleine forme on dirait ! ».
« Il fallait bien goûter les cocktails que le barman préparait. Dépêche-toi d’essayer le mojito Pauline avant qu’il n’y en ait plus une goutte. Il est exquis. Je n’exagère pas ! Tu es venue seule ? », finit-elle par remarquer.
« Oui. Mathieu est resté chez lui. Il a du boulot… ».
« Tant pis pour lui ! Nous boirons à sa santé ! Bon, tu connais la maison. Dépose tes affaires dans le petit salon et profite de la fête ! ».
« OK ! ».
Pour son anniversaire Pauline a sorti le grand jeu : décorateur professionnel, traiteur, serveurs, barman, alcool à volonté, DJ… On se croirait en boîte de nuit ! Il y tant de monde que je mets bien quinze minutes avant d’atteindre le petit salon, qui fait office de vestiaire. Au passage, je distribue une centaine de bises, et justifie presque autant de fois l’absence de Mathieu. Et je récolte tout autant de compliments. Après m’être enfin délestée de ma veste, je me faufile en direction du buffet où je repère Claire.
« J’ai cru que tu n’arriverais jamais ! », dit-elle en me tendant un verre du fameux mojito Pauline.
« Désolée… J’ai fini de me coiffer tard, et puis le temps de me préparer… Et Mathieu qui me plante à la dernière minute… L’ambiance est dingue ici ! J’ai croisé plein de gens que je n’avais pas vu depuis des siècles ».
« Moi aussi. Tout le monde se presse aux soirée de Madame la Comtesse », dit-elle en esquissant une petite révérence.
« En revanche, je n’ai pas vu ton Jules chéri… Il est dans le coin ? »
« Tais-toi… ».
Un garçon charmant, cheveux frisés et regard doux, se plante devant nous. C’est Jules, le cousin de Pauline. Comme elle, nous le connaissons depuis plusieurs années. Jusqu’à récemment, on le croisait uniquement aux anniversaires de sa cousine, et aux quelques rassemblements familiaux auxquels nous étions conviées. Pendant deux ou trois ans, il venait toujours accompagné de sa petite amie, une très jolie brune, souriante et d’agréable compagnie. Mais depuis que Claire a appris leur séparation il y a quelques mois, elle milite sans cesse pour que Pauline l’invite aussi souvent que possible. Elle a alors entamé une stratégie de rapprochement, d’abord timide. Puis elle s’est affirmée quand elle a compris qu’il n’était pas indifférent à son charme. D’après ce que j’ai compris, ils se sont revus une ou deux fois, et il se pourrait bien que cette soirée d’anniversaire marque le début d’une idylle…
« Bonsoir les filles ».
« Salut Jules ! » répondis-je en lui faisant la bise. « C’est sympa de te voir ».
« Ah moi, dès qu’il s’agit de s’amuser, je suis partant ! Hello Claire, comment vas-tu ? ».
« Super bien », dit-elle en l’embrassant à son tour.
« Vous dansez ou vous préférez rester au bar ? ».
« Moi je danse avec grand plaisir », s’empresse de répondre Claire.
« Moi je viens d’arriver, je vais faire un petit tour avant de venir enflammer le dance floor ».
« Tu sais où nous trouver ! ».
Claire me lance un regard lourd de sens, qui me fait comprendre, sans ambiguïté possible, qu’elle ne pense pas du tout ce qu’elle dit. De toutes les façons, je n’ai aucune envie de tenir la chandelle. Claire et Jules sont terriblement attirés l’un par l’autre, ça crève les yeux. Je les regarde s’éloigner vers l’espace de danse et je me dis qu’ils sont bien assortis.
Je parcours du regard la salle à manger, affectée au bar et au buffet. Je vois bien quelques visages familiers, mais aucun avec lequel je souhaite entamer la conversation. Je décide donc de partir à la recherche de Pauline. En déambulant à travers les pièces du rez-de-chaussée, je constate qu’elle a réuni toutes sortes de connaissances. D’anciens élèves de notre lycée, des amis d’université, d’école de commerce, des collègues de stages, quelques artistes, des jeunes, des vieux… Les invités sont principalement blancs et d’apparence aisée. Je remarque quand même quelques personnes issues d’un milieu plus modeste. Il doit bien y avoir une soixantaine d’invités, et à part un autre garçon noir, je suis en minorité visible. Et pourtant, je me sens parfaitement à ma place. Malgré ma différence, que je cultive volontairement, je baigne dans mon élément. Je sais que dans ce tableau, je suis un des personnages principaux. Et personne ne viendrait contester le rôle d’un personnage principal. Du moins, pas ouvertement.
Je finis par retomber sur Pauline et quelques autres membres de notre bande dans la bibliothèque. Ils sont affalés sur un superbe canapé blanc et moelleux, dans lequel j’ai moi-même passé des heures à refaire le monde. Aussi, je revendique immédiatement mon droit à m’y installer.
« Il reste une petite place pour moi ? », dis-je en jouant des coudes pour m’incruster entre Pauline et Stéphane.
« Mais certainement », répond Stéphane. « Tu es splendide ce soir ».
« Merci ! Il fallait bien que je me montre à la hauteur de la soirée du quart de siècle ! ».
« Je vois ça ! Et je vois surtout ce que Mathieu rate… ».
Un moment de flottement suit ses paroles. Personne n’ose rebondir sur la remarque de Stéphane et pourtant, je sais qu’il vient de dire tout haut ce que les autres pensent tout bas. On n’entend plus que la musique de Prince en provenance de la piste de danse. C’est Fred qui rompt le silence.
« Tu fumes ? », dit-il en me tendant un joint.
« Non merci, pas ce soir. Je passe mon tour ».
Comme à chaque soirée, il y a toujours un joint qui tourne. En particulier quand Frédéric est dans les parages, puisqu’il qui cultive lui-même l’herbe de sa consommation personnelle. S’il m’arrive parfois de me laisser tenter (comme certains soirs avec Mathieu), je suis ce que l’on pourrait appeler une fumeuse mondaine. Je fume très ponctuellement, et toujours en bonne compagnie. Comme les autres, j’apprécie plus facilement la convivialité autour d’un grand cru de vin ou de champagne.
« Au fait ! Vous savez quoi ? Damien arrive samedi prochain ! ».
« Mais quelle belle nouvelle ! » dit Pauline. « Il revient définitivement parmi les siens ? ».
« Ne rêve pas ! Il vient juste pour le boulot ».
Tous les regards se braquent alors sur moi.
« C’est-à-dire ? ».
« Il réalise son premier long métrage, dont le tournage va se dérouler sur l’Ile. Il vient en repérage ».
« Trop cool ! Tu crois qu’on pourra l’aider », suggère Nico, passionné de cinéma.
« Je n’en sais rien. Tu lui demanderas ».
« Son film parle de quoi ? », m’interroge Pauline.
« Je ne sais pas. On n’a discuté que quelques minutes. On en saura plus quand il sera là ».
« Film ou pas, c’est cool qu’il vienne » lance Benjamin.
Ce à quoi nous lui répondons par un « Ouais » unanime. Damien nous manque à tous. Il est parti mais il est toujours parmi nous.
« Bon allez ! » dis-je en bondissant sur mes pieds. « Qui vient danser ? Car on est là pour fêter la plus belle des Comtesses ! ».
Plusieurs voix répondent par l’affirmative, et nous partons en direction de la piste de danse. Là, l’ambiance bat son plein. Les invités sont suffisamment grisés pour se lâcher complètement. Chacun se prend pour une super star, et enchaîne les mouvements les plus créatifs. Sur certains morceaux, on reproduit même les chorégraphies longuement répétées dans l’intimité. La joie déborde. Et pourtant, bien que je sois ravie d’être là, entourée de mes amis, j’entends une petite voix qui me tourmente. Je ne digère pas ce que je considère comme une trahison de la part de Mathieu. J’ai beau afficher un large sourire, me déhancher comme si je participais au tournage d’un vidéo-clip, je me sens triste. Mais je dois garder le contrôle. Ce soir plus que jamais, je dois faire bonne figure. Pauline compte sur ma bonne humeur pour sa soirée d’anniversaire.
Le temps file sans que je m’en rende vraiment compte. Entre plusieurs allers retours du bar à la piste, je fais des mondanités, m’arrêtant pour discuter avec différents groupes de gens. J’ai perdu et retrouvé plusieurs fois mes partenaires du début de soirée. Et surtout, j’ai beaucoup trop bu. Je me dis qu’il est temps de rentrer avant de perdre ma dignité. Je dois d’abord dire au revoir à Pauline, et récupérer ma veste avant d’appeler un taxi. Pour la énième fois, je traverse la maison pour retourner dans la bibliothèque. Les différentes pièces se sont vidées. Certains invités, papotent tranquillement, d’autres cuvent sagement. J’en ai même vu un qui dormait profondément. Il règne une atmosphère de fin de soirée.
Je parviens à la bibliothèque, où Pauline et Benjamin discutent désormais seuls.
« Quelle heure est-il ? », demande Benjamin en m’apercevant.
« Quatre heure vingt-cinq. Il est temps que je rentre ».
« Déjà ! », s’étonne Pauline « La fête commence à peine ! J’allais justement chercher une autre bouteille de champagne. On n’a même pas mangé le gâteau ».
« Si ma Pauline. On l’a mangé à minuit ».
« Vraiment ? Je ne me souviens pas avoir soufflé mes bougies… ».
« Pas étonnant. Je pense que tu as beaucoup trop bu à ta santé ».
« Quel manque de distinction ! Je vais suivre ton conseil et réserver cette bouteille pour demain ! On s’appelle dans la semaine ? ».
« Yes ! Merci pour cette soirée ».
« Merci à toi ! Je ne te raccompagne pas, hein ? Tu connais le chemin ? »
« Oui, évidemment ».
« Ciao Ben ! Bonne nuit ».
« Bye ».
De retour dans le petit salon pour pendre ma veste, je retrouve Claire. En me voyant, elle jubile.
« Tu es encore là toi ? Je pensais que tu avais décollé depuis belle lurette ».
« Je t’ai pourtant croisé à plusieurs reprises, mais tu n’avais d’yeux que pour Jules… Alors ? ».
« Alors on a dansé, parlé, rigolé… Encore parlé, dansé, bu, mangé… Et il me raccompagne ! Tu veux qu’on te dépose ? ».
« Volontiers ! ».
Nous rassemblons nos affaires et retrouvons Jules à l’extérieur. Il nous attend dans sa voiture, garée sur le parking, situé en contre-bas de la maison.
« Au fait, vous n’étiez pas là quand j’ai annoncé aux autre de Damien venait passer une semaine sur l’Ile pour les besoins d’un tournage ».
« Damien ! Mais trop cool ! » dit Claire.
« Dommage qu’il n’ait pas été là dès ce soir » ajouta Jules. « Il aurait vu tout le monde d’un coup ».
« Oh, tu sais », dis-je en m’installant sur le siège arrière, « Ce n’est pas bien grave. La Comtesse ne passera pas à côté de l’opportunité de festoyer à nouveau ! ».
*** Fin du Chapitre 7 ***