Quatre heures du matin. Je me réveille, et je sais que je serai incapable de me rendormir. L’esprit embrumé, j’égrène les minutes, qui paraissaient interminables, le regard rivé sur l’écran lumineux du réveil. A six heures, n’y tenant plus, je soulève la couette pour m’extirper de mon lit avec des mouvements lents. Il est encore trop tôt, mais je ne supporte plus la position allongée.
Passer sous la douche m’apporte le réconfort habituel. Même aujourd’hui, je ne déroge pas à ce rituel matinal, sans lequel mes membres (et mes pensées) restent figés dans une sorte de léthargie. Sentir le ruissellement de l’eau chaude sur mon corps me procure une sensation de bien-être intense, réveillant chaque cellule pour la préparer à affronter la journée. Je finis quand même par fermer le robinet à regret.
Après m’être habillée bien chaudement, je demeure un long moment debout, devant la fenêtre, à contempler le vide. A cet instant, j’hésite sans doute encore. Je tente de me remémorer ce qui a motivé ma décision. Les raisons « pour » sont finalement aussi nombreuses que les raisons « contre ». Et puis, en fait non. Il y a bien plus de « pour ». Ou du moins ces raisons « pour » pèsent bien plus lourd. La balance a penché, m’arrachant enfin de ma rêverie.
Je n’ai pas envie de petit-déjeuner. Je lave la vaisselle de la veille, vérifie que tout semble en ordre dans le salon, puis je décide qu’il est temps. Il est 7h30, et j’ai une bonne demi-heure de marche pour arriver à destination. J’enfile une paire de bottes, un coupe-vent, un bonnet, une écharpe. Rien de plus. Et je quitte la maison.
J’avance lentement, ralentie par la force du vent. Il souffle en bourrasques, si bien que je crains de m’envoler à chaque pas. C’est de la folie d’oser mettre le nez dehors. Mais ce sont justement ces prémices de tempête qui ont précipité ma sortie. Entre le brouillard et le vent, on croirait que l’Ile porte le deuil. De mon point de vue, c’est le temps idéal pour la mission que je dois accomplir.
J’ai une pensée pour Claire, qui interprèterait une météo aussi défavorable comme un signe de la nature. Elle me dirait que les éléments se déchaînent pour me persuader d’abandonner mon projet. Claire voit des signes partout. Elle interprète le moindre détail du quotidien. Hier encore, j’aurais suivi ses conseils. Aujourd’hui, personne ne pourrait me raisonner.
A plusieurs reprises, je tâte la poche de ma veste, pour vérifier que mon paquet s’y trouve toujours. Je l’ai soigneusement rangé à l’intérieur hier soir, mais il est si petit, qu’un mouvement trop brusque suffirait à le faire tomber. Pour plus de précautions (et pour me soulager d’une inquiétude), je remonte la fermeture éclair. Car le paquet n’est pas mon unique préoccupation du moment. Je n’ai pas entendu parler d’avis de tempête, mais du fait de la violence du vent, j’ignore si le cimetière sera ouvert. Ça serait dommage de faire le déplacement pour rien.
Ce sont pourtant les grilles closes qui m’accueillent à l’entrée. Je suis écœurée, sur les nerfs. Le froid me saisit tandis que je ne marche plus. Je reste debout, impuissante, face à ce passage qui, aujourd’hui plus que jamais, symbolise un trait d’union entre les vivants et les morts. Entre la vie et l’au-delà. Entre mes parents et moi. Et je fonds en larmes… « Mama take this badge from me. I can’t use it anymore. It’s getting dark too dark to see. Feels like I’m knockin’ on heaven’s door »*… Aussi ridicule que cela puisse paraître, seules les paroles de Bob Dylan me viennent à l’esprit, tandis que je me tiens, au comble du désespoir, aux portes de la maison des morts. La pluie entre dans la partie, et se met à tomber en trombes. « Mama put my guns in the ground. I can’t shoot them anymore. That cold black cloud is comin’ down. Feels like I’m knockin’ on heaven’s door »**. Frustrée, épuisée, je suis sur le point de rebrousser chemin… « Knock, knock, knockin’ on Heaven’s door »***…. Et puis je souviens qu’il existe un autre accès, que même le conservateur du cimetière ne connaît pas. Un point situé à l’arrière du terrain, où l’on peut escalader le mur très facilement. Je souris. Et je contourne l’obstacle, sans plus penser au froid, à la peur, à la tempête. Je vais pouvoir entrer.
Je fais plusieurs tentatives pour parvenir à mes fins, car j’ai mal à trouver des prises. Imaginez-vous escalader une clôture sous la pluie, avec des bottes aux pieds. Mes doigts et mes pieds glissent. Ma peau râpe contre la pierre. J’ai des difficultés à me hisser. Mais je finis par venir à bout de cette épreuve physique.
Je m’engage dans les allées de tombes, et l’atmosphère se transforme instantanément. Elle devient quasi apocalyptique en l’espace de quelques secondes, comme si je venais de commette un sacrilège. Feuilles et fleurs tourbillonnent diaboliquement. D’immenses éclairs fendent le ciel, au son des grondements du tonnerre. Un grand arbre, frappé par la foudre, s’effondre plus loin sur ma gauche, en un craquement assourdissant. Je me signe hâtivement et prie pour ne pas croiser un fantôme. Et je fonce tant bien que mal vers les tombes de mes parents. Surtout, ne pas céder à la panique.
Papa et maman reposent en paix, côte à côte, dans une partie du cimetière dépourvue de mausolée ou autre monument funéraire. Les inscriptions sur leurs pierres tombales indiquent leurs prénoms, noms, dates de naissance et de décès. J’ai souvent regretté de ne pas avoir fait graver une épitaphe, comme on en lit parfois sur les stèles. Cela aurait donné un caractère moins impersonnel. Mais mes parents n’étaient pas du genre à se soucier de disposer d’une tombe personnalisée.
Les fleurs déposées dimanche dernier se sont envolées, et je me félicite de ne pas en avoir apporté d’autres. Auto-satisfaite, j’engage alors la conversation.
« Bonjour Maman ! Bonjour Papa ! Comment allez-vous ? Sale temps, hein ? Peu importe ! J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. Et j’ai choisi le jour de l’anniversaire de votre mort pour l’officialiser. J’ai bien réfléchi, pesé le pour et le contre… Je n’ai plus de famille, peu d’amis… Les propos qui vont suivre ne sont certes pas très dignes… Mais qu’importe la dignité face à la solitude… Qu’importe la dignité quand je vis cernée d’hypocrites. Je suis sympa, jolie, intelligente… Et pourtant ils me laissent pourrir dans ma solitude. Une solitude plus douloureuse que la plus barbare des tortures. Une solitude qui me mène à me sentir bonne à rien… Ah, si ! Je suis vraisemblablement bonne à baiser, si j’en juge par le nombre de regards lubriques qui se posent sur moi. C’est déjà quelque chose, n’est-ce pas ? Et puis c’est toujours mieux que bonne à rien. Je devrais m’en contenter. Et puis ça ouvre des portes, il paraît… Mais c’est tellement moins flatteur que « bonne en tout », « bonne à mariée », ou tout simplement « de bonne compagnie ». Si seulement j’étais moins seule…»
Un nouvel éclair, bien plus terrifiant que les précédents, zèbre soudain le ciel, et vient ponctuer mon monologue. Surprise, je laisse plusieurs minutes s’écouler, comme si j’attendais une réponse, ou pour observer les effets de mes paroles sur mon auditoire invisible. Puis galvanisée par la pluie battante et glacée, le visage tourné vers le ciel, j’entame une danse macabre. Tout en hurlant les paroles de mon hymne à la mort : « Mama put my guns in the ground. I can’t shoot them anymore. That cold black cloud is comin’ down. Feels like I’m knockin’ on heaven’s door. Knock, knock, knockin’ on Heaven’s door ». **
« Vous entendez, tout me pousse au suicide ! Papa ! Maman ! Pourquoi m’avoir quittée ? Je veux mourir, mourir, mourir. Mourir pour oublier que j’ai mal… Et surtout cette solitude si pensante… Oublier que je n’ai plus vos bras dans lesquels me réfugier. J’en ai assez de pleurer. Je ne veux plus souffrir. Je m’appelle Assiba, et je veux mourir.
Je sors alors le paquet que j’ai apporté. Je déballe le petit pistolet que Mathieu garde derrière le comptoir. Je lui ai dérobé la veille. Je colle lentement le canon sur ma tempe… La pluie redouble plus fort encore. Mon doigt se serre fermement sur la gâchette. J’esquisse un dernier sourire… Et j’appuie…»
*** Fin du Chapitre I ***
* Maman, ôte-moi cet insigne, car il ne me sert plus à rien. Tout est devenu plus sombre, on ne peut plus rien voir. J’aimerai frapper aux portes du paradis.
** Maman, je pose mes armes à terre, car je ne peux plus les utiliser. Car cet épais nuage noir descend vers nous. J’aimerais frapper aux portes du paradis
*** Frapper, frapper, frapper aux portes du paradis
Bravo d’avoir publié, j’ai hâte de lire la suite !
Merci ! J’espère que ça te tiendra en haleine !
Bonjour Sheily, tu démarres très fort ! que va t’il se passer ensuite ????? à suivre – avec toute mon amitié – Claudine
Merci Claudine ! Il faut donner envie de lire la suite 😉 ! Belle journée !
[…] Je me redresse péniblement sur les coudes, et parviens à me persuader que je suis sortie de ce mauvais rêve. Mes yeux s’habituent à la pénombre, et je distingue plus clairement les formes d’objets […]