Passer au contenu

Assiba Chapitre 6

Je viens de remarquer que « coiffure » rime avec « torture » ! Je n’en peux plus ! Je suis assise depuis quatre heures, dans une pièce où la température avoisine les cent degrés. La fenêtre est grande ouverte, et pourtant, pas un filet d’air ne filtre. La météo est vraiment détraquée, et je sens que je vais craquer.

Féli, ma coiffeuse, a beau tresser à toute vitesse, j’ai l’impression que son travail n’avance pas. Dans ces moments, j’ai le sentiment que seule une femme noire comprend le vrai sens de l’expression « souffrir pour être belle ». Car il faut faire preuve d’une abnégation immense, pour accepter de subir un tel supplice… Par pure vanité !

J’ai commencé à venir me faire coiffer chez Féli quelques mois après le décès de maman. Ma mère était une femme très coquette, qui accordait une grande importance à son apparence physique. Entre autres rituels, elle se rendait chaque mois chez le coiffeur, pour un défrisage et une mise en plis. Le reste du temps, elle possédait tout le matériel pour faire ses soins à la maison : bigoudis, casques de séchage, peignes, baumes, etc. Aussi loin que je me souvienne, je n’avais jamais mis les pieds chez un coiffeur avant mes 23 ans. Maman s’occupait de tout, et elle maîtrisait son art. Dès que j’ai commencé à avoir des mèches avec un peu de longueur, mes cheveux sont devenus un de ses loisirs favoris. Chaque jour, elle les brossait soigneusement, les coiffait en deux couettes, et ajoutait des rubans de couleur, assortis à mes tenues. Ainsi, dès l’école maternelle, j’ai toujours présenté un style capillaire parfait, comme en témoignent les photos souvenirs qui remplissent mes albums. On aurait dit qu’elle avait toujours rêvé d’avoir une fille à coiffer.

Très rapidement, maman s’est sentie limitée dans sa créativité en matière de cheveux. Elle avait besoin d’acquérir plus de technicité, pour reproduire les coiffures qu’elle repérait dans les magazines. Elle a donc demandé à une amie de lui montrer comment tresser mes cheveux. Elle a ainsi appris à faire des  nattes « collées ». Ce style de coiffure présente plusieurs avantages : c’est joli, ça favorise la pousse des cheveux, et cela nécessite peu d’entretien. La coiffure idéale pour une jeune enfant telle que moi. Au fil du temps, maman est devenue la spécialiste des coiffures afro en tous genres : tresses, tissage, curly, waves… Je pouvais changer de style à la demande et gratuitement ! Il lui arrivait ponctuellement de coiffer les filles de ses amies, ce qui me rendait un peu jalouse. La coiffure, c’était notre truc à nous ! Mais je voyais qu’elle y prenait du plaisir, alors je ne disais rien.

J’ai donc passé de longues années, sans jamais avoir besoin de faire appel à un professionnel. Et puis maman est partie. J’ai conservé pendant plusieurs mois une coupe naturelle qui me convenait bien. Et puis un beau jour, l’envie de changement s’est imposée. Je n’avais pas l’habitude de garder la même tête aussi longtemps. La coiffure ne ressemblerait certes plus à un rituel intime, mais je souhaitais poursuivre cette tradition, transmise par maman. Et qui sait, peut-être la transmettrai-je un jour à mon tour.

Tout comme il n’y a qu’un magasin de produits afro sur l’Ile, il n’y a qu’un salon de coiffure : celui que maman fréquentait. Je m’y suis rendue pour deux ou trois rendez-vous. Mais sans surprise, les tarifs étaient inaccessibles pour ma bourse. Alors comme beaucoup de filles noires, j’ai fait appel au bouche à oreille, pour trouver une femme qui, sans être coiffeuse professionnelle, sache tresser correctement. C’est ainsi que l’on m’a donné les coordonnées de Féli.

Une fois par mois environ, je me rends chez elle pour une séance coiffure qui dure plus d’une demi-journée. Il faut avouer que j’apprécie particulièrement les tresses très fines et très longues. Résultat, je dois sacrifier pas mal de temps à leur réalisation. Certaines coiffeuses se déplacent à domicile, ce qui est bien pratique. Mais en raison de contraintes familiales, Féli officie depuis son salon. Elle peut ainsi garder un œil sur les plus jeunes enfants de la maison, tout en exerçant son activité. Au début, je trouvais gênant de pénétrer ainsi dans l’intimité de cette famille inconnue. Et puis, la gêne s’est estompée quand j’ai constaté que ma présence ne perturbait pas du tout leurs allées et venues. Par ailleurs, la majorité des membres de la famille me remarquaient à peine, ce qui a fortement contribué à me décomplexer.

Je n’ai jamais visité les lieux, aussi je ne connais que l’entrée et le salon de l’appartement de Féli. Mais au regard des volumes et du nombre de personnes qui y résident (ils sont onze), je devine qu’il dispose d’une belle surface. Le salon est meublé avec sobriété. Quand on pénètre dans la pièce, on découvre sur la droite une grande table à manger, avec dix chaises de couleur noire. Elles sont placées devant une large baie vitrée, qui rend l’espace très lumineux.  Face à l’entrée, on trouve un immense écran de télévision accroché au mur, au-dessus d’un meuble de télé, noir également, sur lequel ils rangent des accessoires high tech : console de jeux, box internet et lecteur de DVD. Le coin salon est installé sur la gauche. Deux immenses canapés gris forment un angle, pour accueillir les adultes uniquement. A l’une des extrémités, une chaîne Hifi, vient compléter le décor.

A chaque visite, Féli m’installe côté salle à manger. Elle tire une chaise, et la positionne de manière à ce que je puisse voir l’écran, si je le souhaite. Généralement, je ne suis pas fan des programmes qui défilent, mais les premières fois, ça meublait l’ambiance. Désormais, Féli est si bavarde, que je n’ai pas besoin d’autre distraction.

« Je peux jouer maintenant ? », demande Adoum à son grand frère.

« Non, répond celui-ci », les yeux rivés sur son jeu vidéo.

« C’est quand mon tour ? », reprend Adoum

« Plus tard ! Pousse-toi, tu me gênes ! ».

« Aïe ! Tu m’as fait mal ! ».

Le petit Adoum se met à pleurer, tout en assénant son grand-frère de coups. L’autre, qui fait trois fois sa taille, le repousse sans ménagement.

« C’est pas possible ! C’est quoi encore ces pleurs », intervient Féli « Tu n’as qu’à attendre ».

L’enfant se calme immédiatement, et retourne auprès du camion de pompier qu’il avait abandonné dans un coin du salon. Plusieurs filles d’âges différents, regroupées à ma gauche, dissertent sur ce qu’elles vont acheter avec leur argent de poche.

« On a quatre euros en tout. On pourra prendre une bouteille de jus d’orange, un paquet de chips et un paquet de bonbons », dit l’aînée. « Mais Ida ne vient pas avec nous et n’aura rien, car elle n’a pas de sous ».

« C’est pas juste ! », pleurniche Ida.

« Si ! Tu restes à la maison ».

Sa déception est telle, qu’elle vient s’assoir aux pieds de sa maman, avec une moue dépitée. Elle jette à Féli un regard suppliant, dans lequel on lit tout son désespoir. Elle espère que celle-ci prenne son parti, pour que ses sœurs changent d’avis.

« C’est pas grave, ma chérie. Tu sortiras avec maman quand j’aurai fini ».

Ida boude de plus belle. Elle veut vraiment partir en virée avec les grandes. Pas avec sa maman, comme un bébé. Je les regarde en souriant, malgré mes douleurs capillaires. Les grandes sont toujours injustes avec Ida. Sa petite bouille déçue m’attendrie. J’attire mon sac vers moi, fouille mon portefeuille, et je lui glisse discrètement une pièce de 2€ au creux de la main. Elle retrouve instantanément le sourire.

« Moi aussi j’ai des sous maintenant ! », dit-elle en brandissant sa pièce sous le nez des grandes. « Je peux venir ? ».

Les autres me dévisagent avec envie, et se concertent avant de lui répondre :

« Si tu veux… Va mettre tes chaussures ».

Elle file les chercher à toute vitesse. Elle avait déjà disparu, quand elle revient soudain sur ses pas. Elle se penche alors vers moi, pour déposer un énorme bisou sur ma joue. Je ne devrais pas le dire,  mais Ida est ma préférée !

Le calme retombe un peu dans le salon une fois que les filles sont sorties, et que les garçons délaissent la console pour aller dans une autre pièce. Féli se saisit alors de la télécommande de la chaîne, pour mettre un peu de musique. Elle adore me faire découvrir de nouveaux titres, car elle connaît mon amour de la musique. Nos goûts sont en tout point opposés, ce qui rend ces écoutes très enrichissantes. Et il n’y a pas qu’en matière de musique que nous rencontrons des divergences. En réalité, à part notre âge et notre couleur de peau, tout nous sépare.

Féli occupe le rang de seconde épouse, au sein d’une famille d’origine malienne. Deux femmes, huit enfants de trois à seize ans, et leur père. De quoi garantir une animation permanente ! Aux sempiternelles chamailleries des enfants, s’ajoutent les airs de musique traditionnelle, et quelques échanges animés en langue Soninké. Une ambiance originale de mon point de vue de fille unique. Je croise régulièrement l’ensemble de la fratrie, et la coépouse de Féli. Mais je n’ai vu son mari qu’une seule fois. Il était rentré après avoir fait quelques courses. Une fois débarrassé de ses sacs par les enfants qui se tenaient à proximité, il m’a saluée poliment avant de s’installer sur le canapé. Il a alors sorti un courrier qu’il a commencé à parcourir. Puis un carnet dans lequel il a inscrit quelques lignes. Il a ensuite donné des ordres divers et variés à différents membres de sa progéniture. Puis il est reparti, sans manquer de me saluer. J’ai toujours trouvé cette famille incroyable, tant elle est différente du modèle que j’ai connu. Je crois même qu’elle me fascine. Et c’est avec curiosité et pudeur que partage un bout de leur vie quotidienne.

« Aïe ! Tu me fais mal », dis-je d’une voix aigüe.

« Pardon, mais je dois bien tirer si tu veux que ça tienne longtemps ».

« Oui mais quand même… ».

« T’es trop sensible !  Comment tu vas faire pour accoucher ».

« Comment tu peux comparer ma tête  un accouchement ? Et puis je n’en suis pas là ! ».

« Dépêche-toi hein ! Moi tu vois j’ai déjà deux filles. Et la troisième est en route ».

« Je ne suis pas encore prête ».

« Chez nous, à ton âge, il faut avoir des enfants. Et puis tu as besoin d’une famille. Tu ne peux pas vivre seule. Ne fais pas comme toutes les filles d’ici qui attendent trop. Après, c’est trop de problèmes pour avoir un enfant… Peut-être que tu vas rencontrer un homme à la fête de ce soir… ».

« Mais arrête ! Et puis tu sais bien que je sors avec Mathieu ».

« L’autre imbécile ? Il ne sert à rien lui ! Il ne sait même pas s’occuper d’une belle femme comme toi ».

« Laisse-le tranquille… Il ne t’a rien fait pourtant ».

« Non, je suis trop juste ! Il ne te mérite pas. Tu n’as qu’à le quitter et partir avec un autre ! ».

« Féli ! Coiffe-moi, et arrête de dire des bêtises ! J’ai mail aux fesses ! ».

Et notre séance coiffure se poursuit, tandis que Féli disserte avec bon sens, sur la nécessité pour une femme de trouver un homme le plus tôt possible, pour s’assurer d’avoir un grand nombre d’enfants « avant qu’il ne soit trop tard ». Je ne partage pas du tout son avis, mais Féli a le mérite de bien coiffer, pas cher, et c’est tout ce que je lui demande.

*** Fin du Chapitre 6 ***

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.